Chacun pour la culture (suite)
Nous avons évoqué ici le débat lancé par le ministre de la Culture visant à opposer désormais la "culture pour tous" à "la culture pour chacun". Jean-Pierre Vincent revient sur ce sujet dans un billet posté sur le Monde.fr.
"Nous savons tous que l'on pourrait faire mieux et plus en matière artistique et culturelle. On s'en soucie tous les jours, avec des moyens toujours précarisés, sous l'intérêt distrait ou la méfiance affichée des autorités. Fantasme d'exploitant : il faut faire plus avec moins. En ce domaine, nous ne sommes certes pas les seuls. Pour réaliser cette chimérique et douteuse "culture pour chacun", à supposer qu'elle fût possible, il faudrait 10 % du budget de l'Etat et non 0,80 % comme actuellement. Car ne pensez pas que la culture ou l'art puissent surgir spontanément, et en plus "créer du lien social" dans tous les lieux délaissés du pays.
L'effet réel de ce micmac pour chacun serait de créer une culture à deux vitesses : que les riches retrouvent leurs aises à l'Opéra et dans les lieux privilégiés, et qu'on organise partout des stages et des festivals de hip-hop et de slam et des défilés de géants. Les artistes eux, créateurs ou interprètes, et leurs amis animateurs, techniciens, sont bons pour la poubelle de l'Histoire, avec André Malraux par-dessus, malgré l'hommage hypocrite à lui rendu. C'est plus facile au supermarché, d'autant qu'on peut le valoriser comme hyperdémocratique ! La "culture pour chacun" doit être le "ferment" du "lien social", c'est-à-dire un élément qui doit réunir tout le monde, un élément de la paix sociale, du maintien de l'ordre. Avec évidemment pour correctif que tous les pauvres ont le droit de pratiquer librement leur culture.
Liberté chérie ! Chers esclaves de la globalisation, nous vous l'apportons enfin ! La culture pour chacun sera obligatoire pour tous ! Et pour pas cher ! Parlons donc réformes. Car beaucoup est à réformer dans nos arts et nos métiers, à dynamiter peut-être, mais avec une passion de l'avenir, une confiance dans l'intelligence, un désir que cette "politique culturelle que le monde entier nous envie" conserve ou retrouve son niveau le plus haut, qu'elle continue à diversifier sans cesse ses moyens de diffusion et ses moyens d'écoute et de partage. Le poète Francis Ponge écrivait que "la science, l'éducation, la culture créent beaucoup de besoins, et davantage sans doute qu'elles n'en peuvent, à leur niveau même, assouvir. Les intérêts mercantiles s'insèrent ici. Tout, bientôt, n'est plus qu'un bazar".
Après les sirènes de l'Audimat et du quantitatif dans la lettre de cadrage du président de la République à Christine Albanel en 2007, après les diversions somptuaires et vaines du Conseil pour la création artistique de Marin Karmitz, nous refusons de laisser se dissoudre la réalité de tout ce qui se passe aujourd'hui dans nos institutions culturelles dans cette bouillasse pseudo-libératoire qui n'apportera rien à personne.
Ancien directeur du Théâtre national de Strasbourg (1975-1983), de la Comédie-Française (1983-1986) et du Théâtre des Amandiers à Nanterre (1990-2001), Jean-Pierre Vincent travaille désormais dans sa compagnie, Studio libre. Sa tribune a été écrite pour le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac).
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