Culture pour chacun…. Culture pour personne ?
Le ministre de la culture a donc fini par sortir du bois affublé d’un slogan efficace : « à la culture pour tous, substituons la culture pour chacun ». Et de multiplier les allusions à ce sujet, jusqu’à fournir récemment un texte d’orientation qui sert de base, semble-t-il, à la préparation des « forums régionaux » sur ce thème avant qu’une manifestation nationale ne vienne conclure ce processus. Enfin un débat sur la culture et sa politique ! Bravo !
Et puisque débat il y a désormais, apportons notre modeste pierre…
1/ Ce texte s’appuie principalement sur une idée fausse et simpliste (fausse parce que simpliste !), cliché qui se ballade depuis des mois et fournissait déjà la justification de base à la célèbre « lettre de mission » à Christine Albanel : « la démocratisation culturelle est un échec ». Pour qui participe et observe la vie culturelle de notre pays depuis plus de 40 ans, cette affirmation, sous couvert d’objectivité statistique, est à l’évidence caricaturale, arrogante et prétentieuse. Le développement considérable des structures, équipements, projets, manifestations, événements de toute nature… avec le soutien de l’Etat et des collectivités territoriales toujours plus impliquées, dessine un paysage considérablement transformé, enrichi, diversifié, et même « démocratique » que bien des pays nous envient. Des publics nombreux participent à ces propositions. Le verre n’est pas à moitié vide, il est à moitié plein.
2/ S’il n’y a pas « échec » de la démocratisation culturelle telle qu’elle fut envisagée tout au long du XXe siècle, il y a évidemment « limite » de son efficacité sociale prétendue ou espérée, pour des raisons multiples. Certes, la conception strictement verticale du fait culturel (« avoir accès à »), l’élitisme et l’excellence auto-proclamée, le déficit d’éducation, contribuent à cette situation, mais plus encore la stagnation des classes moyennes, la crise économique et les années de chômage, la mondialisation et les immigrations, le développement du fait identitaire autant que de l’individualisme triomphant, les nouvelles technologies de la communication… posent la question du sens-même de ce travail.
Ces éléments, et quelques autres sans doute, conditionnent largement les comportements et les attitudes culturelles de tous, et de chacun. Il n’est donc pas absurde de s’interroger – nous sommes nombreux à la faire depuis longtemps – sur la conception même des politiques culturelles et sur leur nécessaire adaptation au monde qui change.
3/ La « culture pour tous » dénoncée par notre ministre existe effectivement, et avec quelle puissance ! Mais on ne la trouve guère dans les actions artistiques et culturelles portées par les artistes et les acteurs culturels de terrain. C’est avant tout la télévision qui en est le principal vecteur, talonné désormais par Internet. C’est le grand courant marchand « Main stream » de l’imaginaire grand public, la télé-réalité et autres poepelries qui travaillent en permanence à la captation des esprits. (Lire à ce sujet les excellentes analyses de Bernard Stiegler, notamment.) Le principal obstacle au développement culturel, ce n’est donc pas « la culture elle-même », mais bien l’entreprise considérable d’affaiblissement culturel d’une certaine télévision, d’une certaine presse et de tous ceux qui font dans ce domaine des profits (réels et symboliques) considérables. Souvenons-nous du « temps de cerveau disponible à vendre à Coca-Cola »). Il est paradoxal que ce soit un ministre venu de la télévision (pas la pire, reconnaissons-le) qui fasse l’impasse sur ce thème !
4/ Au crédit des actions positives qui ont été menées récemment, le texte indique « le développement significatif de l’éducation artistique », « la gratuité pour les jeunes dans les musées », « bientôt la carte musique pour les jeunes » qui leur permettra de télécharger à moindre coût de la musique sur Internet. Passons sur la gratuité des musées et l’aide aux industries musicales via la carte jeune, aides à la consommation qui ne disent rien, et pour cause, sur l’élargissement social souhaité et sur la nature de la relation culturelle envisagée. Arrêtons-nous sur le prétendu « développement significatif de l’éducation artistique » : en vérité, vaste « hold-up » intellectuel sur un thème détourné de son objet depuis quelques mois par l’instauration obligatoire d’un enseignement de « l’histoire des arts ». Ici, précisément, on substitue un enseignement « pour tous » (!) à la multiplicité des projets (« pour chacun ! »), on diminue le temps et l’espace des pratiques collectives, on réduit la formation des enseignants, on dénonce le « pédagogisme » de ceux qui construisent simplement des parcours pédagogiques cohérents et vivants en relation avec des pratiques artistiques… bref, on fait le contraire de ce que l’on annonce !
5/ Enfin, le principal objectif annoncé est de « substituer à l’intimidation sociale la construction d’un lien social ». Mais de quoi s’agit-il ? Si « l’intimidation sociale » de nombreux lieux artistiques et culturels est bien connue (« le désir de culture est un désir cultivé » disait Pierre Bourdieu) et nécessite un travail permanent d’accompagnement, de médiation, d’ouverture… de quel « lien social » parle-t-on ? Qui veut construire quoi ? Où ? Avec qui ?
« La culture doit pouvoir investir les lieux où elle peut jouer un rôle essentiel d’information et d’éveil ou d’ouverture sur le monde, comme dans les hôpitaux et les prisons… » Pourquoi pas ! Voici bien des années que des actions pertinentes sont menées dans ces milieux, qui ne changent pas fondamentalement la problématique générale. Dans les années 80, la notion de « développement culturel » (une célèbre DDC – direction du développement culturel – fut créée au sein du ministère) avait ouvert tous ces chantiers…
Et j’avoue me souvenir avec amusement de l’état dans lequel j’étais moi-même lors d’une hospitalisation, intubé de partout, et bien heureux de n’avoir pas eu en plus affaire à la moindre prétention culturelle…
6/ Au fond, et pour faire court, « la culture pour chacun », telle qu’exprimée dans ce texte, s’appuie sur une idée fausse, en tire quelques arguments légitimes, et n’offre guère de solution réellement pertinente, faute notamment de poser, une fois de plus, la question essentielle des artistes et de leur place dans ce processus, la question du contexte et de la « bataille de l’imaginaire » dans laquelle nous nous débattons, comme la question de la formation et de l’éducation.
En vérité, ce slogan sonne comme une volonté d’adaptation du champ culturel à l’individualisme ambiant, excluant toute prétention à la mise en commun, au partage véritable et à la solidarité au profit de la fragmentation sociale. Version culturelle de ce que l’on nommait jadis « l’idéologie dominante ».
Et demain sans doute, « l’école pour chacun », « la santé pour chacun » etc.. ???
Continuons le débat !