Le spectacle vivant… n’est pas mort !
Texte publié dans le n° 205 de la revue "Les idées en mouvement", publication de la Ligue de l'enseignement. de janvier 2013
L’affaire est entendue : nous voici dévorés par la grande machine à images. Ecrans, smartphones, tablettes, ordinateurs, télévisions nous envahissent. Pas un bistrot, un magasin, qui ne nous impose désormais son écran sportif, musical ou publicitaire. Le monde qui nous entoure est virtuel, fictif, pixellisé... pour le meilleur, et pour le pire ! Pour le meilleur : c’est l’utilisation à distance, qui permet à un médecin européen de participer à une opération chirurgicale en Amérique latine ; c’est la rapidité des informations transmises sur les conflits sociaux, les révolutions populaires, à partir de téléphones portables ; ce sont aussi les créations artistiques réalisées avec ces nouveaux outils. Pour le pire, c’est l’omniprésence de l’image, l’influence symbolique et idéologique qu’elle exerce, notamment sur les plus jeunes, au service du « capitalisme compulsif » dont parle Bernard Stiegler ; c’est surtout l’affaiblissement programmé et continu des capacités du corps et de sa présence au monde, aux autres et à soi-même.
Dans ce contexte, qu’en est-il du spectacle vivant ? Est-il définitivement mort ? Ne représente-t-il plus qu’une forme archaïque d’expression, vestige d’un temps lointain où les hommes (et les femmes) aimaient à se rencontrer pour échanger autour d’un imaginaire commun ? Faudra-t-il entrer bientôt dans un théâtre comme on entre dans un musée, afin d’y découvrir quelques restes surannés des fêtes d’autrefois ? Avouons que certains spectacles nous font parfois penser à cette vision archaïque ! En vérité, si le spectacle vivant souffre d’une concurrence brutale de la technologie moderne, il résiste bien. Tel le roseau de la fable, il plie mais ne rompt pas ! Car ce que l’on nomme spectacle vivant, à savoir la présence de l’artiste, du groupe d’artistes, face à un autre groupe dit public, dans une unité de temps et d’espace, ce corps à corps qui est aussi un cœur à cœur constitue, depuis la nuit des temps, une expérience humaine irremplaçable et singulière. Des conteurs africains aux jeux de gorge des femmes Inuits, en passant par tous les rituels de spectacle - théâtre, danse, concerts, cirques, arts de la rue - qui se développent dans nos pays, des plus simples aux plus sophistiquées, des plus élitistes aux plus populaires, ces aventures demeurent essentielles car elles allient la permanence et l’invention du monde. La permanence, c’est cette nécessité qu’ont les hommes, partout et depuis toujours, de se (faire) raconter collectivement et directement des histoires, miroirs de leurs angoisses et de leurs espoirs les plus intimes. « Rendre visible l’invisible » disait Peter Brook. C’est ce besoin que nous avons, dès l’enfance, de rejouer le monde pour nous l’approprier, de mettre notre corps au service de l’imaginaire. Rappelons ici ce texte essentiel d’Ariane Mnouckine : « Je pense à cette femme juive qui dirigeait un théâtre dans le ghetto de Vilnö . Eh oui un théâtre... Prenant sur sa ration de pain de chaque jour, elle pétrissait et modelait des petites poupées de mie. Et tous les soirs, cette femme affamée animait ces apparitions nourrissantes, faisant entrer ces acteurs de pain sur son théâtre minuscule devant des dizaines de spectateurs affamés comme elle et comme elle promis au massacre, tous les soirs jusqu’à la fin. Il faut garder la trace de cette femme comme une plaie inguérissable. Il le faut car si nous oublions le petit théâtre de pain du ghetto de Vilnö, nous perdrons le théâtre.» L’invention du monde, ce sont les formes créées par les artistes pour réinventer, à chaque spectacle, une manière nouvelle de traiter leurs récits, par la voix, par le geste, par le corps en mouvement. La forme peut (doit) évoluer sans cesse, mais le rituel doit demeurer, qui installe face à face le joueur et le spectateur, l’acteur et son public, pour un voyage commun toujours renouvelé. Car, comme disait mon maître Jacques Lecoq : « Le but du voyage, c’est le voyage lui-même ! ».
Ce voyage du spectateur, il importe de l’envisager dès le plus jeune âge, pour permettre aux enfants d’en découvrir tous les plaisirs et de s’inscrire dans la communauté des hommes. Une des grandes nouveautés de ces cinquante dernières années est en effet le spectacle « jeunes publics », que l’on a vu émerger en France, en Belgique, au Québec... Partout dans le monde, des adultes se consacrent désormais à l’écriture et à la réalisation de spectacles principalement destinés aux enfants et aux jeunes, avec le double souci de leur raconter le monde et de leur faire découvrir les formes symboliques du récit partagé. En faisant cela, ils ne conçoivent pas seulement un projet pédagogique, ils proposent une aventure à la fois artistique et culturelle, éducative et démocratique, essentielle. Ils démontrent avec force que le spectacle vivant… n’est pas encore mort !
JGC