Hommage à Cecil GUITART
Aujourd'hui dans Libération, se trouve publié le texte ci-dessous, dans le programme des Etats Généreaux du Renouveau auxquels je participerai demain.
Acteur engagé, militant déterminé de la cause éducative et culturelle, il aurait voulu participer à ces Etats généraux du renouveau de Marianne/Libération, apporter une fois de plus son concours à la réflexion collective, défendre quelques idées simples sur l’engagement citoyen, la solidarité et la justice sociale, l’importance du livre et de la lecture, l’attention aux autres, notamment à l’Afrique. Il aurait voulu redire sa conviction qu’une autre politique éducative et culturelle était possible, plus ouverte, plus généreuse, plus juste, plus audacieuse. Il aurait voulu être présent, d’autant plus que cette rencontre se tient à Grenoble, sa ville d’adoption « ville ouverte, ville far-west, ville où l'innovation est possible à tous les coins de rue, même si ce dernier point tend à s'estomper… » Dans toutes ses responsabilités, comme bibliothécaire, directeur des bibliothèques puis élu à Grenoble chargé « du développement culturel et solidaire », en passant par ses nombreuses activités associatives (Culture et développement, Peuple et Culture, les Rencontres d’Archimède…) ou institutionnelles (au cabinet de Jack Lang, à la direction de Livre, à la DRAC du Limousin, au Musée des Arts Africains et Océaniens, à l’Université…) Cécil Guitart aura laissé la trace d’un homme de constance et de convictions. Et j’ajoute, de rire et de bonne humeur ! Fils de réfugié politique anarcho-syndicaliste espagnol-catalan, « j'ai gardé du caractère catalan, une vision baroque du monde et le sens de l'organisation, de l'engagement et le respect de la parole donnée », il puisait dans ces origines une liberté d’esprit, un optimisme réaliste, le refus de la compromission et le sens de la durée. Il savait que le combat pour l’éducation et la culture, dans lequel nous étions engagés ensemble, serait une longue aventure proche du marathon qu’il aimait courir. Il s’inscrivait dans la continuité de l’esprit grenoblois combattant de l’après-guerre - les « équipes volantes » des maquis du Vercors - qui anima notamment Joffre Dumazedier pour la création, dès 1944, de l’association d’éducation populaire Peuple et culture. Il était fier, plusieurs années plus tard, de pouvoir en assurer la présidence. Il poursuivait aussi les combats de Bernard Gilman et de René Rizzardo, ses prédécesseurs adjoints au maire de Grenoble chargés de la culture, avec lesquels ils formaient un trio complice d’activistes et de précurseurs culturels influents. Cécil Guitart nous a quittés brutalement, un soir de décembre dernier. Il aurait voulu être là, pour mener cette « Bataille de l’imaginaire* » qui lui tenait à coeur. Nous lui dédierons notre intervention, poursuivant l’esprit d’ouverture et de proposition des Rencontres d’Archimède dont il fut le récent président. En vérité, il sera là !
JGC
Et pour ceux qui n'y seront pas, le résumé de mon intervention :
Culture et éducation :
il faut mener la bataille de l’imaginaire.
* L’association « Les rencontres d’Archimède » est constituée par un collectif de responsables culturels, soucieux de d’échanger sur leurs pratiques et leurs conceptions de l’action et des politiques culturelles. Depuis de nombreuses années, Archimède travaille à une meilleure compréhension des évolutions du champ culturel et à l’élaboration de propositions diverses dans ce domaine. Le livre publié récemment sous la direction de Cécil Guitart « La Bataille de l’imaginaire » (Editions de l’Attribut 2009) rend-compte d’une part importante de ces travaux. Notre intervention sera dédiée à la mémoire de Cécil Guitart, président des Rencontres d’Archimède, décédé en décembre 2010.
La bataille de l’imaginaire
Dans les domaines de la communication, de la production, de la création, de l’espace, du temps, des échanges… notre monde bouge, se transforme, évolue de manière spectaculaire. Avec Internet et la globalisation, les identités mêmes des individus, des structures, des nations et des sociétés sont aujourd’hui en profonde mutation. Ces bouleversements sont porteurs d’innovations et de promesses autant qu’ils ne laissent pas d’inquiéter. Dans ce contexte, « la bataille de l’imaginaire » fait rage ! De quoi s’agit-il ?
Il fut un temps où les hommes et les tribus se battaient pour l’acquisition de territoires. Combien de guerres et de massacres ont été perpétrés dans le monde, dans le seul objectif de la conquête territoriale ! Vinrent ensuite les guerres pour les matières premières, l’or, le cuivre, l’uranium, le pétrole... Si ces guerres-là se sont un peu calmées – si peu ! – elles ont été remplacées désormais par le combat global pour la possession des marchés. Le pouvoir et la richesse viendront à qui pourra vendre sa production, le plus loin et le plus largement possible. Pour cela, il importe non seulement d’être « compétitif », c’est-à-dire de produire à moindre coût que son concurrent, mais encore de créer et de stimuler la demande par des efforts considérables de « marketing ». C’est l’image du produit qu’il faut imposer avant le produit lui-même. Plus profondément c’est le désir qu’il faut détourner au profit de la consommation (cf. les travaux de Bernard Steigler). C’est « le temps de cerveau disponible » qu’il faut vendre aux annonceurs. Ainsi se mène la bataille de l’imaginaire commercial ! Parallèlement, se déroule la bataille de l’imaginaire religieux : mises en causes ou régression de la pensée laïque, communautarismes et fondamentalismes de tout poil ! Et celle de l’imaginaire politique : hors du libéralisme marchand, de la libre concurrence, de la liberté absolue de circulation des marchandises et des capitaux (liberté du renard dans le poulailler !), point d’alternative ! Le monde est ainsi fait, circulez, il n’y a rien d’autre à voir ! Et tant pis pour la casse !
La jeunesse comme cible
Le principal champ de bataille de cette conquête mondiale de l’imaginaire, ce sont évidemment les plus faibles, les plus vulnérables, les plus malléables d’entre nous, les enfants et les jeunes. Tous les moyens sont bons pour tenter, dès le plus jeune âge, le formatage des esprits, la transformation de la personne en producteur, de l’individu en client, du citoyen en consommateur. Le matraquage publicitaire les concerne en premier, de l’habillement à la musique en passant par les cartes bancaires pour enfants voire les sites pornographiques sur Internet, j’en passe !
Face à cette situation, toujours plus violente, deux attitudes s’offrent à nous : la capitulation ou la résistance. La capitulation serait de laisser faire, de se soumettre au rapport de forces, d’affirmer que tout cela n’a guère d’importance, que le monde est ainsi fait et que finalement, « ils s’en sortiront » forcément, du moins les « meilleurs d’entr’eux »… Dans cette perspective, l’enfance, comme le reste, ne serait qu’un marché ! La résistance, ici comme ailleurs, c’est le refus du fatalisme, l’affirmation de valeurs essentielles, le combat pour un monde plus juste, plus équitable, plus solidaire. L’enfance est alors un temps essentiel de construction de l’individu libre, du citoyen critique. Un trésor à préserver ! « La question n’est plus de savoir quel monde nous laisserons à nos enfants, mais quels enfants nous laisserons au monde » écrit Philippe Meirieu. Vous l’aurez compris, c’est dans ce sens que nous proposons de nous engager. Il faut mener la bataille de l’imaginaire ! Mais comment ?
Education et culture : mêmes combats.
La mutation anthropologique que nous traversons porte en elle deux angoisses principales : l’éducation et la culture. L’éducation, c’est le lieu de la transmission, des savoirs, des savoir-faire, des techniques et des valeurs. Qu’allons-nous transmettre à nos enfants aujourd’hui, alors que les informations leur arrivent de toutes parts ? Et comment, selon quelles démarches pédagogiques ? La culture, c’est l’espace de la création et du partage, des valeurs symboliques, des émotions, du sens… Dans un monde de fragmentation progressive de la pensée et d’individualisme exacerbé, quelle culture peut-on partager ? Et de quelle manière ? La bataille de l’imaginaire porte principalement sur ces deux dimensions : l’éducation et la culture, c’est-à-dire ce qui fonde précisément la construction des individus et plus largement ce qui fait « société » entr’eux.
Au carrefour de ces préoccupations se trouve posée, dans notre pays, la question lancinante de « l’éducation artistique et culturelle », de sa place dans le système éducatif et plus largement dans toutes les situations d’éducation, dans et hors de l’école. Depuis plus de quarante ans, bien des expériences individuelles, des dispositifs institutionnels, des aventures collectives, des combats divers ont été menés sur ce thème, à la fois par des enseignants progressistes, des artistes volontaires, des structures culturelles, des associations, des élus… Ces aventures portaient en elles une perspective de renouveau profond, à la fois de l’action et des politiques éducatives comme des politiques culturelles. Une autre éducation, une autre culture, et un rapport étroit entre ces deux aspects étaient annoncés dans ces expériences à la fois artistiques, culturelles et éducatives, plus ouvertes, plus actives, plus démocratiques. Or, qu’en est-il aujourd’hui ?
Voici venu le temps du grand paradoxe. Tout en affirmant perpétuellement la priorité de ce domaine, on assiste en vérité à la diminution du temps et des moyens consacrés à ces activités, à l’effondrement des formations (initiales et continues), au démantèlement des lieux de ressources (le département « art et culture » du CNDP est en voie de disparition). Mais on observe surtout un détournement du sens-même de ce travail par la mise en oeuvre d’une conception très académique du savoir préalable (« l’histoire des arts ») à la place de l’activité et de l’expression personnelles des jeunes.
Pour une politique de l’éducation artistique et culturelle
C’est en précisant les termes mêmes d’art, d’éducation et de culture, que nous proposerons de clarifier ce que devrait être, à nos yeux, une véritable politique de l’éducation artistique et culturelle, alliant la recherche, la formation, l’expérimentation et le développement, inscrit dans la diversité des territoires et dans la durée. Nous rappellerons quelques éléments de base : l’importance de l’activité personnelle, la nécessité du rapport aux œuvres, l’exigence éducative de l’appropriation et de la réflexion. Nous insisterons sur la formation des adultes, enseignants, artistes intervenants, responsables éducatifs et culturels, sur la mutualisation des expériences comme sur l’évaluation des pratiques. Et nous dirons quelques mots de l’environnement médiatique, observant au passage que la publicité sur les chaînes publiques a été supprimée au-delà de 20 heures, mais pas au moment où les enfants sont devant les postes !
Organiser le temps, l’espace et les structures pour permettre de véritables projets artistiques et culturels dès l’enfance, notamment en milieu scolaire ; former les formateurs, dans la formation initiale et continue des enseignants et des artistes ; favoriser les partenariats avec des artistes ; développer la recherche, l’évaluation et la mutualisation par la mise en place d’un Institut national de l’éducation artistique et culturelle ; multiplier les conventions « art, culture et éducation » avec les collectivités territoriales ; ouvrir ce domaine aux échanges internationaux de jeunes ; soutenir les associations et réseaux militants dans ce secteur… les pistes concrètes de développement ne manquent pas. La liste n’est pas exhaustive.
Le thème de « l’éducation artistique et culturelle » a mis plusieurs décennies pour s’inscrire dans le débat public. Il importe désormais de faire vivre ces idées comme éléments essentiels de la « bataille de l’imaginaire », de proposer la mise en place d’une véritable politique déterminée, cohérente, mobilisatrice, concertée avec les acteurs et les collectivités territoriales.
Vaste chantier. Urgent et incontournable en cas de Renouveau !