La culture pour qui ? retour sur un débat.
La salle était archicomble ce lundi 7 février à la Maison des Métallos pour la troisième rencontre autour de « La Bataille de l’imaginaire », portant sur la question : « La culture pour qui ? Pour tous ? Pour chacun ? » Est-ce à dire que la question démocratique et sociale intéresse plus que les nouvelles technologies ? Sans doute. Mais surtout, les éléments du pugilat étaient réunis : une polémique violente autour du texte sur « La culture pour chacun » diffusé il y a quelques semaines, un « forum national » organisé par le ministère de la culture sur ce thème quelques jours avant, une riposte vigoureuse des syndicats qui appelaient à bloquer le-dit forum… et la présence annoncée du conseiller du ministre, co-auteur de la note en question face à la secrétaire nationale à la culture du Parti Socialiste. Le ministère de la culture était venu en force, j’y ai retrouvé nombre de fonctionnaires connus dans une autre vie. Le Parti socialiste, les syndicats et associations étaient également présents. Il allait y avoir du sang !
C’était mal connaître l’esprit d’ouverture et de sérieux d’Archimède et de ses acolytes des éditions de l’Attribut et de la Maison des Métallos, et la maîtrise tranquille de l’animateur dont j’ai oublié le nom. De sang, il n’y eu pas. Juste un débat démocratique et public sur la question posée, à savoir : quels sont les enjeux qui se cachent derrière cette polémique ? Vrai ou faux débat ? Véritable fracture idéologique ou simples malentendus ?
Après avoir entendu Francis Lacloche, conseiller du ministre, Sylvie Robert, secrétaire nationale du PS, mais également Jean-Claude Wallach, auteur de « La culture pour qui ? » et Daniel Conrod, rédacteur en chef adjoint à Télérama… Je retiens quelques éléments principaux.
1/ D’abord la sensation d’un amateurisme confondant du cabinet ministériel et d’une maladresse inouïe dans la rédaction et la formulation de cette « culture pour chacun ». Au fond, à entendre les justifications du conseiller - courageux, notons-le, de se prêter ainsi au débat – on est frappé par la naïveté du propos plus que par sa prétendue dimension idéologique. En vérité, nombre d’idées et de pratiques défendues par lui sont aussi les nôtres, je pense par exemple à la Charte de coopération culturelle de Lyon, que j’ai personnellement souvent citée en exemple, ou encore le travail de Culture Commune dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Mais en voulant rassembler ces expériences dans un concept théorique qui relève plus de l’agence de communication que d’une réflexion sérieuse sur l’action culturelle, l’effet produit est évidemment catastrophique. Ajoutons à cela le contexte politique général et le peu de légitimité accordée à l’engagement culturel de nos dirigeants… et l’on comprendra que le débat engagé soit, pour l’essentiel, stérile. Pire, en s’y prenant aussi mal, le ministère vient d’affaiblir en vérité tout un pan de l’action culturelle qui mérite effectivement soutien et développement. Paradoxal !
2/ A la manière d’une campagne électorale ébauchée, Sylvie Robert nous a proposé une analyse critique du texte en question, point par point, récusant à la fois le diagnostic de base, le fameux « échec de la démocratisation » ; l’opposition « pour tous/pour chacun », vision binaire et non dialectique de la réalité ; l’absence de référence aux collectivités territoriales, désormais émancipées de l’Etat en matière culturelle ; le double langage autour de l’éducation artistique, annoncée comme priorité et largement affaiblie sur le terrain ; insistant enfin sur le principe d’opposition des catégories et des acteurs, là où il faudrait rassembler et unir… Rien à sauver, de son point-de-vue, dans la formulation ministérielle, pas même une intention cachée, une ébauche de critique des pratiques dominantes… Rien ! Ce faisant, elle produit également un discours binaire, sans nuances, à mes yeux affaiblit. Dommage ! Pour les propositions et le projet, il faudra attendre encore un peu, que le travail d’élaboration collective du Parti socialiste porte ses fruits. Soit, espérons !
3/ Heureusement, les regards extérieurs, ou moins engagés directement dans l’action politique, nous ont apporté quelques éléments de réflexion utiles.
De Jean-Claude Wallach, on retiendra le détour par la grande question de la définition même de « la culture », sans cesse mouvante, et le rappel de la rupture historique de 1959 qui vit la création d’un ministère des « affaires culturelles » séparé d’une administration en charge de la jeunesse, de la vie associative et de l’éducation populaire. Source de tous nos maux ! On pointera l’affirmation, indispensable, que le projet de « démocratisation » culturelle – jamais formulé par Malraux – consistait au mieux à rendre « disponibles » les œuvres d’art pour « le plus grand nombre », et non à toucher une majorité statistique de citoyens. L’enquête sur les « pratiques culturelles des Français », qui sert désormais de mesure et d’évaluation de la « démocratisation » n’a jamais été conçue pour cela. Nous avons affaire à un détournement d’outil sociologique à des fins politiques. Vaste manipulation, en somme ! Enfin, il soulève avec raison que le débat en cours pose en vérité les questions déjà très anciennes des relations entre l’art et le pouvoir, de la légitimité des politiques publiques de la culture, et plus encore de l’utilité et de la justification même d’un ministère de la culture dans le contexte actuel de décentralisation avancée. Vastes débats !
4/ Mais c’est Daniel Conrod qui nous a offert l’analyse la plus touchante, voire la plus pertinente. En tout cas la plus stimulante. Trois questions principales se posent à notre monde, nous dit-il : comment faire société dans une période de développement croissant de l’individualisme de masse ? Comment maîtriser, si cela se peut, la question du numérique, à savoir qui communique avec qui, face à un écran ? Quoi faire face à la financiarisation galopante du monde et du réel ?
A ces questions, fondamentales, la formulation du ministère de la culture sur « la culture pour chacun » ne fait qu’apporter une réponse de peur, évacuant ces problématiques de fonds. L’obsession pour la dimension locale, territoriale, de proximité lui semble exactement inverse à la nécessité d’une prise de distance, d’un décalage avec le monde pour mieux le percevoir et donc le maîtriser. L’idée que l’art actuel participerait de l’intimidation sociale lui semble profondément erronée, lui qui s’est personnellement « désintimidé » de son milieu social populaire précisément par la fréquentation artistique. Par ailleurs, le texte proposé lui paraît être l’illustration du triomphe – regretté – de l’ingénierie culturelle sur la conduite des politiques de la culture. Enfin et surtout, outre le fait que ce type de débat ne rassemble que des personnes d’un certain âge, nous manquons aujourd’hui des outils intellectuels nécessaires pour appréhender une réalité nouvelle qui émerge.
De ces réflexions, concluons provisoirement que le débat, même s’il manque d’outils nouveaux et d’une jeunesse engagée, voire contestataire, mérite d’être mené, voire poursuivi. C’est en tout cas ce que nous ferons dès le 28 mars prochain pour la 4è rencontre à la Maison des Métallos, autour notamment de Gérard Noiriel, historien, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales. A vos agendas !